Lecture des Très riches heures de l'humanité - Stephan Zweig refait l'histoire à sa manière

Publié le 29 Avril 2013

 

Nouvel article de Pierre Niocel, après la lecture du recueil de nouvelles de Stephan Zweig, qui s’appuie sur des évènements historiques jugés majeurs, pour en faire ressortir la grandeur des personnages destinés à jouer un rôle fondamental.

 

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« LES TRÈS RICHES HEURES DE L’HUMANITÉ », LA PETITE HISTOIRE AU SERVICE DE LA GRANDE

 

 

Il est difficile de situer exactement « Les très riches heures de l’humanité » en tant qu’œuvre. Cet ouvrage de Stefan Zweig peut en effet se lire à la fois comme un simple recueil de nouvelles brèves et au style agréable – ce qui en fait un parfait compagnon de voyage – ou un essai plus philosophique sur le sens de l’Histoire. C’est de la lecture, ou non, de l’avant-propos que dépend cet arbitrage du lecteur.


« […] nous admirons en l’Histoire la plus grande poétesse et la plus grande actrice de tous les temps ; pourtant, elle ne crée pas en permanence. Dans cet « atelier mystérieux de Dieu » - c’est ainsi que Goethe la nomme avec respect – il se produit aussi un nombre considérable de faits banals, sans intérêt. […] Ce qui d’ordinaire se déroule lentement, de manière successive et parallèle, se comprime en un seul instant qui détermine et décide tout : un seul oui, un seul non, un geste avancé ou retardé ou retardé rend cette heure irrévocable pour cent générations et détermine la vie d’un individu, d’un peuple ou même la destinée de l’humanité entière.

Stefan Zweig, avant-propos des Très riches heures de l’humanité.

 

Partant de cette assertion, Zweig sélectionne 12 événements historiques concernant tous les domaines de l’activité humaine : composition artistique ou littéraire, exploration, prouesse technologique, stratégie militaire, etc. Cette fresque très décousue s’étend de la chute de Constantinople à la révolution de 1917 en Russie.

 

Tour à tour, les héros ou anti-héros se retrouvent confrontés à une situation où leurs agissements ponctuels sont susceptibles d’avoir des conséquences incommensurables. Il en va ainsi de l’inspiration de Rouget-Delisle au moment de composer « La Marseillaise », de la résurrection musicale de Handel, de la valse-hésitation du maréchal Grouchy durant la bataille de Waterloo, ou encore de la mise en valeur du site de San Francisco par Johann August Suter.


Chaque chapitre y est structuré d’une façon différente, le seul point commun à l’ensemble des parties du livre étant l’externalité de la narration. Il s’agit le plus souvent d’un récit détaillé et minutieux, parfois espiègle mais rarement sentimental, des péripéties entourant les moments-clés de l’Histoire. Zweig ne s’interdit cependant pas quelques excentricités, narrant les derniers jours de Tolstoï dans un style théâtral ou la non-exécution de Dostoïevski en vers. Ces variations de rythme ajoutent à l’attrait général de l’ouvrage, chaque partie recelant nouveaux éléments historiques et nouveaux procédés narratifs.

 

Pour agréable que soit la lecture de ce livre, il n’en présente pas moins certains défauts.

 

Le plus évident de ceux-ci réside dans la pertinence du choix des événements, ces derniers étant souvent davantage choisis en fonction des personnages qu’ils concernent que de leur réelle portée historique. Il revient certes à chacun d’estimer quels événements mériteraient ou non de figurer dans une telle anthologie, mais il est parfois désolant de ne pas voir la plume de Zweig faire revivre un personnage ou une épopée que l’on jugerait incontournable.

 

Jugements de valeur mis à part, le propos de Zweig souffre à mon sens d’un défaut d’analyse majeur : la mise en valeur excessive du génie des personnages qu’il met en scène. Il semble présenter les éclairs de génie ou les décisions importantes des uns et des autres comme autant d’éléments censés fatalement advenir et révéler au monde les dons incomparables de leurs auteurs.

 

Pour ma part, je n’ai jamais été réellement convaincu par une telle analyse. Il me semble difficile de définir objectivement une liste de « génies » voués à changer la face du monde. Procéder de la sorte revient à faire peu de cas du contexte dans lequel évoluent les individus, contexte seul capable de permettre la révélation au monde et le passage à la postérité des talents des uns et des autres.

 

A ce propos, le passage décrivant la composition de « La Marseillaise » par Rouget-Delisle est emblématique. Zweig y laisse la nette impression au lecteur que cet obscur officier ne pouvait qu’un jour composer un chant susceptible de marquer à jamais les esprits de ses contemporains. Or, il est fort probable que si l’auteur de « La Marseillaise » avait vécu en des temps moins troublés, il ne se serait pas attelé à la composition d’un tel chant et ne serait jamais sorti de l’anonymat.

 

Ce que Zweig identifie comme les « très riches heures de l’humanité » ne sont à mon sens que les instants où la conjonction des contextes et des tendances produit des frictions qui happent immanquablement les personnes qui en sont les témoins directs. Ne passent à la postérité que les personnes concernées par les moments les plus critiques, indépendamment de leurs qualités intrinsèques. « It was my faith from birth to make my mark upon the earth. » est une phrase qui ne paraît pas pertinente en-dehors de l’excellent titre Sailing to Philadelphia de Mark Knopfler.

 


 

 

Ou, comme l’écrivait Paul Valéry, « les événements sont l’écume des choses ; ce qui m’intéresse, c’est la mer. »

 

Rédigé par t-as-vu-ma-plume

Publié dans #Cercles de culture

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G
Pour l'avoir lu récemment (terminé hier en fait), je ne peux que confirmer cette impression, Zweig situe l’événement et l'individu au centre de l'histoire, ce qui est effectivement un parti pris discutable, mais en tant que romancier le récit eut été beaucoup moins enlevé, précis et lyrique s'il avait voulu narrer le "temps long" de l'histoire à la manière d'un Braudel. Difficile de ne pas être happé par le style de Zweig, où rien n'est en trop. On regrette juste effectivement qu'il n'ait pas dépeint d'autre événements historiques "majeurs" ! Entre Constantinople et Waterloo, j'aurai aimé d'autres batailles contées avec autant de panache :)
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