Le mythe d'une forêt rentable - L'ONF déracinée
Publié le 9 Août 2011
« … Il y a dans la forêt des bruits qui ressemblent à des paroles »
Jean Giono – La Femme du boulanger
En 1953, cet écrivain cher à mes terres écrivait la nouvelle L’Homme qui plantait des arbres. Un peu plus tard, en 1957, il envoyait une lettre au Conservateur des Eaux et Forêts de Digne, Monsieur Valdeyron :
Cher Monsieur,
Navré de vous décevoir, mais Elzéard Bouffier est un personnage inventé. Le but était de faire aimer l'arbre ou plus exactement faire aimer à planter des arbres (ce qui est depuis toujours une de
mes idées les plus chères). Or si j'en juge par le résultat, le but a été atteint par ce personnage imaginaire. Le texte que vous avez lu dans Trees and Life a été traduit en Danois, Finlandais,
Suédois, Norvégien, Anglais, Allemand, Russe, Tchécoslovaque, Hongrois, Espagnol, Italien, Yddisch, Polonais. J'ai donné mes droits gratuitement pour toutes les reproductions. Un américain est
venu me voir dernièrement pour me demander l'autorisation de faire tirer ce texte à 100 000 exemplaires pour les répandre gratuitement en Amérique (ce que j'ai bien entendu accepté). L'Université
de Zagreb en fait une traduction en yougoslave. C'est un de mes textes dont je suis le plus fier. Il ne me rapporte pas un centime et c'est pourquoi il accomplit ce pour quoi il a été
écrit.
J'aimerais vous rencontrer, s'il vous est possible, pour parler précisément de l'utilisation pratique de ce texte. Je crois qu'il est temps qu'on fasse une « politique de l'arbre » bien que le mot politique semble bien mal adapté.
Très cordialement
Jean Giono
L’administration des Eaux et Forêts est très ancienne, et a été créée par Philippe Le Bel en 1291. Depuis, son nom a changé (Office National des Forêts), ses missions ont évolué – accueil du public, protection du patrimoine et de la forêt, mais aussi Production de bois – et surtout les forêts ont progressé sur les terres françaises. L’espace forestier français est en effet plus vaste aujourd’hui qu’au Moyen-âge ou qu’il y a un siècle.
Et la forêt est une ressource de bois, un outil pour protéger paysages et biodiversité, un élément de notre patrimoine et que sais-je encore. Entendons-nous bien, la coupe de bois, notamment pour le commercialiser, fait partie de l’entretien des forêts, nécessaire à une bonne gestion des essences par exemple.
En 2010, on a fêté le 150ème anniversaire des premières lois de Restauration des terrains en
montagne (RTM)
En cette année internationale de la forêt décrétée par l’ONU, c’est l’année du scandale français pour l’ONF. Et la presse* et les ministres de tutelle de s’en inquiéter maintenant – et ces derniers de feindre l’ignorance sur la cause du malaise social – parce qu’on compte le nombre de morts, de suicides.
On en est à 24 en sept ans. Le record atteint par France Telecom est loin d’être dépassé. Pourtant, les changements dans la politique et l’organisation de l’ONF, dénoncés seulement aujourd’hui, sont à l’œuvre depuis bien des années.
Rationalisation des tâches : plus de forêt qu’avant ? moins de forestiers et plus de boulot !
Réévaluation du rôle de la forêt : derrière les beaux discours on construit petit à petit une usine à bois géante.
Répartition des unités territoriales : trop nombreuses et trop coûteuses. On élargit les périmètres d’intervention pour chaque antenne et on déplace les agents et ingénieurs comme des pions.
Ces trois « R » pour un quatrième : on veut Rentabiliser la forêt. Cette idée irréaliste s’inscrit dans un climat bien hypocrite, quand on fait des discours sur la protection de l’environnement, de la biodiversité, le Développement Durable, et qu’on lutte contre la déforestation.
Au fond, nous sommes tous concernés, même si l’impact de l’entretien des forêts semble moins concret à court terme qu’une évolution du trafic et des tarifs de la SNCF. Mais les grèves successives n’ont jamais eu aucun écho jusqu’à ce jour. J’imagine ainsi le nombre d’organisations qui connaissent des réformes dures, sans qu’on en parle car personne n’est encore mort.
Certains diront que les forestiers conservent leur poste et que c’est déjà ça, mais les effectifs baissent constamment**. La ministre de l’écologie déplore « la forme de solitude » qui les accable et les pousse au suicide. Quelle formidable expression ! Mais de quelle « forme de solitude » parle-t-on ? Travailler pour la forêt vient, sinon d’une vocation (le cas de mon père), d’une passion pour la nature et pour les missions que ce métier implique.
Quand la direction vient te confier toujours plus de travail sans réévaluation salariale ;
fait mine de te proposer un poste pour ton évolution professionnelle mais avec pour seul but de te déplacer parce qu’elle a pour objectif de recentraliser petit à petit les locaux ; quand tu
vois ton travail passer de « garant du patrimoine » à « marchand de bois » ; quand tu vois tes collègues être déplacés au fur et à mesure, et que tu attends ton tour en
te disant qu’il va falloir déménager pour les caprices d’une direction. Et déplacé (chassé) pour quoi ? Pour le même travail, qu’on pourrait exécuter sur place.
Après une semaine de vacances, mon père est rentré du travail avec cette phrase « la moitié des bureaux sont vides ».
Ceci, ce n’est pas seulement une « forme de solitude », c’est une délégitimation, Madame le Ministre, et le malaise social ne vient pas du travail même d’agent forestier, mais de ce que vous en faites.
* Télérama consacre un dossier de trente pages à la forêt, mais l’article d’une page sur la crise de l’ONF est plutôt bâclé.
** En 1986 l’ONF employait 15 000 personnes, pour seulement 9500 aujourd’hui.